Le fil du temps
Ariana va-t-elle briser son rêve d'enfance et accepter de voir sa mère vieillir ? Jonas a-t-il vraiment rencontré le même jour la même femme avec 60 ans d'écart ? Qui est ce tueur en série qui s'intéresse tant à la vitesse ? Qu'est-ce qui pousse Tyler à rester dans l'immobilisme de Cuba, pays qu'il découvre à peine ? En séjour à la villa Médicis, cette romancière affirmée va-t-elle tomber dans les bras du jeune historien d'art qui lui sert de guide ? Comment gagner du temps en parlant avec son chat ? En 13 nouvelles - dont un mini-polar de 50 pages - Bernard Thomasson s'empare du temps, pourtant insaisissable, et le conjugue dans des récits de vie troublants et touchants. Entre le temps absolu régi par les lois physiques et celui que nous ressentons, parfois trop court ou parfois très ennuyant, il créé ce qu'Étienne Klein appelle dans sa préface un « tiers-temps » où la fiction entraîne le lecteur à la recherche de son propre temps. Auteur de plusieurs romans au Seuil ou chez Flammarion ('Un été sans alcool' sur la Résistance, plusieurs fois primé, 'Ma petite Française' qui raconte Berlin, ou '42 km 195' véritable plongée au cœur du marathon), Bernard Thomasson dévoile ici une nouvelle face de son talent.
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Le fil du temps
Ariana va-t-elle briser son rêve d'enfance et accepter de voir sa mère vieillir ? Jonas a-t-il vraiment rencontré le même jour la même femme avec 60 ans d'écart ? Qui est ce tueur en série qui s'intéresse tant à la vitesse ? Qu'est-ce qui pousse Tyler à rester dans l'immobilisme de Cuba, pays qu'il découvre à peine ? En séjour à la villa Médicis, cette romancière affirmée va-t-elle tomber dans les bras du jeune historien d'art qui lui sert de guide ? Comment gagner du temps en parlant avec son chat ? En 13 nouvelles - dont un mini-polar de 50 pages - Bernard Thomasson s'empare du temps, pourtant insaisissable, et le conjugue dans des récits de vie troublants et touchants. Entre le temps absolu régi par les lois physiques et celui que nous ressentons, parfois trop court ou parfois très ennuyant, il créé ce qu'Étienne Klein appelle dans sa préface un « tiers-temps » où la fiction entraîne le lecteur à la recherche de son propre temps. Auteur de plusieurs romans au Seuil ou chez Flammarion ('Un été sans alcool' sur la Résistance, plusieurs fois primé, 'Ma petite Française' qui raconte Berlin, ou '42 km 195' véritable plongée au cœur du marathon), Bernard Thomasson dévoile ici une nouvelle face de son talent.
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Le fil du temps

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by Bernard Thomasson
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Overview

Ariana va-t-elle briser son rêve d'enfance et accepter de voir sa mère vieillir ? Jonas a-t-il vraiment rencontré le même jour la même femme avec 60 ans d'écart ? Qui est ce tueur en série qui s'intéresse tant à la vitesse ? Qu'est-ce qui pousse Tyler à rester dans l'immobilisme de Cuba, pays qu'il découvre à peine ? En séjour à la villa Médicis, cette romancière affirmée va-t-elle tomber dans les bras du jeune historien d'art qui lui sert de guide ? Comment gagner du temps en parlant avec son chat ? En 13 nouvelles - dont un mini-polar de 50 pages - Bernard Thomasson s'empare du temps, pourtant insaisissable, et le conjugue dans des récits de vie troublants et touchants. Entre le temps absolu régi par les lois physiques et celui que nous ressentons, parfois trop court ou parfois très ennuyant, il créé ce qu'Étienne Klein appelle dans sa préface un « tiers-temps » où la fiction entraîne le lecteur à la recherche de son propre temps. Auteur de plusieurs romans au Seuil ou chez Flammarion ('Un été sans alcool' sur la Résistance, plusieurs fois primé, 'Ma petite Française' qui raconte Berlin, ou '42 km 195' véritable plongée au cœur du marathon), Bernard Thomasson dévoile ici une nouvelle face de son talent.

Product Details

ISBN-13: 9782950045027
Publisher: Bookelis
Publication date: 01/09/2019
Sold by: De Marque
Format: eBook
File size: 455 KB
Language: French

Read an Excerpt

CHAPTER 1

Le fil du temps

Exister est un combat.

C'est ce que maman dit, et qu'elle le mène chaque jour depuis le départ de papa, ce combat.

Devant moi, elle tente de faire bonne figure mais je vois bien comme elle galère.

Elle râle souvent, surtout quand elle pense que je ne l'entends pas.

Selon son humeur ou ce qu'elle regarde à la télé, tout y passe. Les taxes qui augmentent même si le gouvernement prétend le contraire. L'essence qui flambe, pourtant ça me paraît logique vu qu'à l'école j'ai appris que c'est un produit très inflammable. Le supermarché qui ne cherche qu'à se faire du pognon, surtout sur le fromage qu'elle adore mais qu'elle ne peut jamais se payer. Son métier qui ne lui rapporte rien, elle aurait préféré devenir secrétaire dans un bureau avec un salaire fixe chaque mois.

Elle peste, pourtant je l'aime bien son métier, moi. Maman est couturière. Elle tient un magasin dans la ville voisine – je dis voisine mais c'est à douze kilomètres – qui porte un joli nom : Le fil du temps. Elle recoud les robes abîmées des dames qui ne peuvent pas en changer, elle reprise les pantalons des vieux célibataires de la région, elle brode à l'ancienne les initiales de quelques hommes d'affaires sur leurs chemises.

Maman a des doigts de fée. Je l'admire.

Pourtant, je ne voudrais pas être couturière. Cela ne servira bientôt plus à rien, plus personne n'ira porter ses vieux vêtements à réparer.

Je voudrais être magicienne. C'est trop génial. Comme Harry Potter.

J'aimerais être capable de changer le monde d'un seul coup de baguette.

Pour Noël, j'ai demandé une boîte afin d'apprendre mes premiers tours, mais je ne suis pas sûre que maman va trouver la bonne.

J'ai onze ans. Je m'appelle Amel. Il paraît que cela signifie espoir en arabe. Maman me dit que c'est papa qui avait choisi mon prénom.

Papa est parti quand j'étais toute petite. Je crois que c'est avec une autre fille et qu'il serait rentré dans son pays, mais maman n'en parle jamais. Je pense qu'elle est toujours amoureuse et elle prie pour qu'il revienne.

En attendant, elle galère.

La prière ne sert pas à grand-chose.

Heureusement il a laissé la vieille Toyota, parce que cette année je suis entrée au collège. C'est encore plus loin que le magasin et dans l'autre direction.

Maman passe son temps à conduire.

Parfois, elle se plaint d'être loin de tout, mais elle dit qu'on n'a pas les moyens d'habiter en ville.

Elle ne parle jamais de politique ni des syndicats, pourtant je vois bien qu'elle est énervée quand elle les entend, tous, à la télé, avec leurs grands mots. Les ministres, les experts, les journalistes, les décideurs comme elle les désigne. Tous ceux qu'elle observe dans des débats de spécialistes auxquels je ne comprends pas grand-chose.

Elle avoue qu'elle voudrait s'occuper davantage de moi mais qu'elle n'a pas le temps.

Elle m'aime si fort. Je le sais. Je le sens.

Moi aussi je l'aime.

Ce soir, je ne sais pas pourquoi elle n'est pas encore rentrée. Il est tard.

Bon, je me suis débrouillée pour manger. Elle m'avait préparé une quiche. C'est vite fait, avec juste deux œufs, quelques lardons, du lait et un peu de râpé. Maman conserve toujours au congélateur des pâtes toutes faites. Elle sait que je raffole de la quiche.

Là, je m'inquiète un peu.

Voilà trois soirs qu'elle s'absente. D'habitude elle revient au bout d'une heure ou deux.

Elle m'explique qu'elle rejoint les gilets jaunes. J'ai vu aux infos que ce sont les gens pauvres du pays, tous les mécontents qui manifestent en portant un gilet jaune et en bloquant les carrefours. Je crois que maman est à celui devant le supermarché, à l'entrée de la ville.

Hier et avant-hier, elle était rentrée vers 9 h du soir, toute guillerette d'avoir manifesté. C'est la première fois de sa vie.

J'ai un peu peur.

J'espère qu'elle a pu m'acheter ma boîte de magie.

Si seulement j'avais la baguette.

Je pourrais déjà m'en servir.

Je commencerais par faire revenir papa.

Et puis je transformerais la Toyota pourrie en Mercedes toute neuve.

Je ferais aussi apparaître une immense villa en plein centreville pour toute la famille. On pourrait peut-être avoir un chien?

J'enverrais dans la tête de maman toutes les qualités pour qu'elle soit non pas secrétaire mais directrice, et qu'elle ait un gros salaire à la fin du mois.

Surtout, ce soir, je lui aurais provoqué une petite migraine, juste comme ça, pour qu'elle n'aille pas sur ce barrage au rond-point. Pour qu'elle reste avec moi.

Il est bientôt minuit, je n'ai pas de nouvelles. Je commence à m'inquiéter.

Surtout qu'à la télé, ils ont parlé d'une femme renversée près de chez nous.

Pourvu que ce ne soit pas maman.

Oui, ça serait super si j'avais ma baguette.

Je pourrais remonter le fil du temps.

merci à Carmine

CHAPTER 2

Il est temps

À travers les persiennes mi-closes, un rai de lumière s'infiltre à peine dans la pièce.

Si un soleil brûlant écrase Rome, les vieilles ruelles près de la place d'Espagne le défient par leur étroitesse et l'empêchent d'épuiser le centre historique, elles dévient sa flamme désespérée vers quelques trottoirs désertés dans l'attente d'une fraîcheur vespérale qui libérera tout à l'heure la foule sur Via del Corso et redonnera vie à tout le quartier.

Elles laissent juste un petit fil lumineux entrer chez Gabriela.

Allongée depuis deux jours au premier étage de son appartement au fond de Vicolo del Lupo, une demi-venelle que personne ne fréquente jamais, la vieille dame sent sa vie lui échapper, elle sait que son temps est compté.

Elle n'attend plus que cet instant, si bref et pourtant éternel, si redouté et pourtant paisible, si tragique et pourtant magnifique, où ses yeux se refermeront à tout jamais.

Mourir, cela n'est rien.

Parfois, lorsqu'elle abaisse les paupières et laisse son inconscient vagabonder, peut-être déjà en direction du rivage d'en face, Gabriela voit apparaître de grands animaux, des élans ou des cerfs. Ils l'attendent, elle en est convaincue, pour l'aider à traverser le fleuve.

La vieille femme a toujours aimé rêver.

Le rêve est le loisir des pauvres.

Enfant, ses songes étaient peuplés de semblables créatures qui la soutenaient à chaque épreuve. La mort de son chien, fidèle compagnon d'apprentissage, elle avait six ans. Son premier rendez-vous galant trois ans plus tard, oh à cet âge-là il ne se passe rien, mais on se fait tout un monde du petit garçon encore plus fébrile que vous. Ses examens scolaires, tous obtenus avec félicitations. Son permis de conduire, ce rêve-là elle s'en souvient très bien car des rennes tiraient un traîneau qui paraissait léger comme l'air, symbole d'un véhicule facile à apprivoiser, elle eut le permis du premier coup.

La disparition de son fils malade, puis celle de son mari dans un accident de moto à quelques mois d'écart avaient aussi pas mal agité ses nuits.

Encore un instant, mes amis. Pouvez-vous patienter encore un peu. Un jour, ou deux, pas plus. Je vous en prie. Ma fille doit me rendre visite. Ariana habite si loin. Elle travaille beaucoup. Elle parcourt la planète entière pour son métier. Elle-même a une fille à élever, la belle Anaé. Je ne les ai pas vues, ni l'une, ni l'autre, depuis longtemps. Je sais qu'elle va venir.

Gabriela adresse sa prière mentale, sans réaliser vraiment si elle a franchi le fleuve ou non.

Une bête plus imposante que les autres, sûrement le mâle dominant du troupeau, fait un pas dans sa direction. Fier et beau, il la regarde sans bouger, ses pieds plongent sous l'eau claire. Son regard semble empli d'un amour immense, la vieille femme croit même deviner l'esquisse d'un sourire sur son museau. En toute tranquillité, l'animal tend sa tête couronnée vers une futaie, happe le feuillage, et commence à mâchonner.

Merci, mon ami. Merci.

Ariana observe sa mère, en silence.

Debout, près du lit, elle retient ses larmes.

Pourquoi ne pas être venue ici depuis près de vingt ans.

Bien sûr, l'Amérique est loin et Anaé devenue adulte rechigne à supporter dix heures de vol juste pour embrasser sa grand-mère.

Pourquoi n'avoir jamais appelé au téléphone, ou si rarement.

Du matin au soir au bureau, entre deux collections. D'un avion à l'autre, pendant les défilés. Les interviews pour la promotion, les déjeuners avec les financiers, les achats chez les fleuristes. Et puis, loin des yeux loin du cœur.

Pourquoi avoir sacrifié ses racines, cette maison, sa mère qui ne s'est jamais remariée, finissant son existence dans la solitude.

L'ambition, l'orgueil, l'appât du gain, les sirènes de la célébrité, ce cercle vicieux entraîne dans un tourbillon de plus en plus intense, rapide, incontrôlable.

On regrette toujours, après coup, mais c'est trop tard. Le temps perdu ne se rattrape pas.

Ariana renifle.

Une odeur, dans la pièce, la dérange.

Ce qui l'embête surtout, c'est qu'elle ne parvient pas à la définir avec précision.

Un comble.

Elle, la célèbre parfumeuse qui a créé des fragrances en vogue dans le monde entier. Elle, capable de reconnaître les composantes d'un bouquet aromatique dans la minute. Elle, dont les produits sont vantés à la télévision par des égéries à la notoriété planétaire, actrices ou mannequins. Elle, dont la marque brille en lettres d'or aux frontons de luxueuses boutiques à Paris, Tokyo, Shanghai, New York, Berlin, et bien sûr ici, dans la ville éternelle. Ariana di Roma.

Ariana renifle à nouveau.

D'abord dans une inspiration longue, lourde, chargée de l'émotion et du chagrin qui s'abattent sur ses épaules. Elle se mouche.

Puis très vite, par petits coups successifs qui marquent une rupture, une sortie de la sphère intime de la douleur. Elle retrouve ses réflexes de chasseur d'effluves.

Qu'est-ce que cela peut bien sentir.

La professionnelle soupçonne de la vanille, une once de vieux cuir peut-être, ou alors un retour de sous-bois, avec une forte présence de fougères. Non c'est plutôt floral, ou bien du champignon, qui tire vers la mousse, encore qu'il y ait aussi un relent animal, voire musqué. Sans parler de cette pointe d'ambre qui joue des coudes pour s'imposer. C'est à la fois renfermé et aérien, triste et mystérieux, discret mais remarquable.

Le nez de la créatrice, réputé absolu, ne parvient pas à caractériser l'effluence qui inonde la pièce. Voilà qui est insensé.

Ni d'ailleurs le parfum à peine sucré que Gabriela aime tant et que l'infirmière pulvérise chaque matin, elle le lui a confirmé tout à l'heure.

Ariana l'avait inventé pour rendre hommage à sa mère, peu après l'ouverture de son tout premier magasin, non loin d'ici sur Via Cola di Rienzo entre Vatican et place du Peuple – désormais le lieu a augmenté sa surface mais l'adresse, devenue historique, n'a pas bougé.

Depuis, elle lui offre chaque année pour son anniversaire plusieurs flacons du précieux liquide. Les premiers temps, elle pliait elle-même le papier cadeau, fixait le ruban décoratif et ajoutait toujours de sa main un mot de bons vœux. Très vite, avec son travail accaparant, les succursales, les salons, les présentations, les clips, les rendez-vous, la renommée, elle a chargé son service commercial de s'assurer que les bouteilles étaient expédiées en temps et en heure, avec pour signature une carte standard de la marque.

Ariana renifle encore.

Mais enfin, quelle est donc cette odeur.

La vieille femme ne bouge pas, étendue sur le lit.

Ses maigres bras le long du corps, figés comme deux frêles roseaux insensibles à toute brise, accusent le poids des ans. Des jambes tout aussi malingres se terrent sous le drap qui trahit leur présence. La poitrine se soulève légèrement, même pas un centimètre, dans une régularité singulière qui rassure et inquiète. Le souffle paraît prêt à s'éteindre à chaque expiration.

Il ne reste à Gabriela que quelques jours, ou quelques heures, à vivre.

Néanmoins son visage, creusé par de profondes rides, affiche l'insolente beauté des gens qui ont travaillé, souffert, aimé et haï, vécu le meilleur et le pire, espéré, pardonné, et gravé leur parcours dans de longs sillons remontant le cou, gravissant les joues, s'insinuant au coin des yeux, pour s'enfuir vers la chevelure. Même si la mauvaise coiffure, vite arrangée par l'auxiliaire de vie du matin, ne met pas en valeur le blanc du cheveu – couleur qui peut aussi bien inspirer l'élégance que le respect –, il émane de ce masque immobile une paix sincère.

Au chevet de sa mère, Ariana embrasse son passé qui lui remonte par bouffées. Des images heureuses, des souvenirs tristes, des coups de Trafalgar, des heures de nostalgie, des fous rires, des engueulades. Autant de moments forts partagés à quatre, ses deux parents, son petit frère handicapé, et elle.

Durant cette veillée, lui reviennent en particulier les pleurs à torrents de sa mère, à la mort de Fabrizio. Aucun médecin n'avait jamais pu soigner l'enfant de cette maladie dégénérescente qui l'avait cueilli au berceau et avait été sa compagne de souffrance jusqu'à son départ, à l'âge de quatre ans.

Ariana avait deux années de plus que son cadet.

Elle garde en mémoire ses cauchemars de petite fille, quand elle déplaçait la caravane depuis la pinède où elle était amarrée pour les vacances d'été, jusqu'au milieu de la plage. Là, la poussette de Fabrizio apparaissait sur le sable, projetant une puissante lumière vers le ciel. Attirés par la source lumineuse, le garçonnet, le père, puis la mère, flottaient en direction du faisceau, s'y engouffraient et disparaissaient l'un après l'autre au fond de la poussette. Ariana assistait à la scène, pétrifiée.

Fabrizio s'est éteint le premier. Son père n'a pas versé une larme.

La parfumeuse se rend d'ailleurs compte qu'elle ne l'a jamais vu pleurer, ce père qu'elle a si peu connu. Au reste, peut-on connaître quelqu'un sans avoir vu ses perles d'âme sourdre des paupières.

Il mourrait, quelques mois après son fils, fauché par un autocar, au guidon de sa nouvelle moto dont il était très fier.

Approchant un fauteuil du lit, Ariana s'installe tout près de sa mère. Elle prend sa main, referme les siennes dessus, et se penche vers le visage blême.

Maman, il faut que je t'avoue quelque chose.

Gabriela ne laisse trahir aucune réaction.

Est-ce qu'elle entend. ...

Si elle entend, peut-elle encore comprendre le sens des mots.

Et si elle comprend, est-elle en mesure de laisser paraître une émotion.

Ariana hésite. Elle est mal à l'aise.

Est-ce bien utile de libérer le secret qui remonte à sa petite enfance, et qui est sans doute à l'origine de ses choix de vie.

Tu sais, après la mort de Fabrizio, puis celle de papa, je n'avais qu'une hantise, te perdre aussi. J'étais tourmentée à l'idée de me retrouver toute seule dans ce monde injuste, où j'avais eu si mal de voir grandir un petit frère rongé de l'intérieur et un père effacé d'un coup de baguette magique, le matin il était là le soir il avait disparu.

Face à sa mère impassible, Ariana sanglote.

Elle marque une pause, lâche la main fragile et translucide qu'elle tient, pour saisir un carré de tissu dans son sac. Elle s'essuie les yeux avant de se moucher, et poursuit quand même.

Tu es si belle avec ta crinière argentée, ta peau tannée, tes épaules voûtées. C'est bête, mais à cette époque-là, j'avais peur de te perdre. Et aussi je ne voulais pas te voir vieillir. Je voulais te garder pour toujours comme ma jeune et jolie maman.

Ariana s'arrête une nouvelle fois de parler. Elle tente de surprendre un mouvement des doigts, un clignement des paupières, une ébauche de sourire, un signe quelconque de sa mère.

Rien.

Elle reprend.

Un rêve me visitait souvent la nuit. J'étais avec toi et, d'un seul coup, tes cheveux commençaient à blanchir, ta peau se ridait, ton dos s'affaissait, tes mains se recroquevillaient. J'étais très angoissée, je paniquais, je respirais avec difficulté. Par chance, ou par magie je ne sais pas, un vaporisateur apparaissait devant moi. Tu vois, un de ces beaux objets, à l'ancienne, avec son flacon en cristal et sa petite poire recouverte de passementerie. J'ignore d'où il venait – il n'y en avait aucun de la sorte à la maison –, mais il m'était offert par la grâce du ciel. Je pulvérisais le liquide contenu dans la fiole sur ton visage et, comme par miracle, tu conservais ta jeunesse. Dans mon rêve, le phénomène revenait à plusieurs reprises. À nouveau tu présentais les symptômes du vieillissement, à nouveau le vaporisateur surgissait de nulle part, à nouveau je t'aspergeais, à nouveau tu retrouvais tes vingt ans.

Une goutte, apparue au coin de l'œil, roule sur la joue d'Ariana, qui serre fort à présent la main de Gabriela.

Durant tout le rêve, je te sauvais sans cesse, maman. J'étais tellement heureuse de mon stratagème. Je croyais te rendre éternelle, te permettre d'échapper à ce temps maudit, absurde, cruel, qui cherchait à te détruire.

Sa voix s'étrangle.

Jusqu'à ce moment terrible du rêve, qui me plongeait avec violence dans un état d'impuissance. Plus rien ne sortait du pulvérisateur. Le flacon de cristal était vide.

Elle achève le récit en pleurant pour de bon.

Je m'éveillais en hurlant, et tu venais me consoler dans ma chambre. Tu me serrais fort dans tes bras pour m'apaiser.

Emportée par l'émotion, Ariana reproduit les gestes d'antan. Elle pose sa tête sur la poitrine de sa mère, suis le rythme de sa respiration comme un mantra destiné à la calmer, caresse son cou, et ferme les yeux.

(Continues…)


Excerpted from "Le Fil Du Temps"
by .
Copyright © 2018 Lassaâd Metoui.
Excerpted by permission of Bookelis.
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Table of Contents

Comment tuer le temps,
Le fil du temps,
Il est temps,
Saut dans le temps,
Un temps pour tout,
Quel temps pour aujourd'hui,
Hors du temps,
Passe-temps,
Aucune notion du temps,
Le temps éternel,
La course contre le temps,
À contretemps,
On ne voit pas le temps passer,
Remerciements,

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